La nuit il fait jour et le jour il fait nuit

Le mur de Berlin est tombé et nous sommes fin décembre 1989. L’impossible est advenu et l’ivresse collective. Les gens attaquent le mur au piolet sans plus rien craindre. L’occident se précipite pour ne rien perdre de ce moment historique.

La ville est effervescente. Rostropovich a laissé place à une jeunesse surexcitée. Les rues ne sont plus qu’un immense charivari. Il fait très froid. Je ne connais de Berlin-Est que ce que les films en racontent. Nous longeons ce mur depuis 4 jours. Des milliers de bougies allumées, des poches remplies de morceaux de mur. Des chants, des accolades, des baisers, des larmes, de la musique, des tags et des coeurs bouleversés. Toutes les langues. Le vent est vraiment glacé. La foule en liesse. L’impossible est advenu. La ville bouillonne et pétarade. Voitures, klaxons, pétards. La nuit tombe tôt.

La ville est incandescente. Des drapeaux et des banderoles surgissent du métro et claquent au vent. La foule bigarrée est sonore. Les rues et le métro sont envahis de gens qui se cherchent du regard pour partager leur joie. L’occident tape à l’oeil brille dans la nuit. Les lumières électriques et les feux des voitures se reflètent sur le sol humide. Les panneaux publicitaires nous parlent de BMW et de yaourts onctueux. Il fait un froid mordant et pénétrant. Nous sommes une joyeuse bande qui arpente Berlin-Ouest avec l’envie de s’offrir une petite virée à l’Est.

Le 31 décembre, nous passons à Berlin-Est. Une immense émotion. Checkpoint Charlie. Nous passons un par un. Je suis la première. Ils prennent mon passeport et m’expédient toute seule sous le no man’s land. Seule dans ce long tunnel aux néons souffreteux, sans plus de papiers d’identité, si petite dans cet immense souterrain. Quelques portent claquent au loin et mes pas résonnent. Je tremble à l’idée que l’histoire ne fasse marche arrière. J’arrive sur l’autre rive. Des vopos* me font assoir dans une salle bétonnée. Au plafond les néons grésillent. Et j’attends. Toute
seule sur ma petite chaise et encadrée par deux vopos, j’attends un temps infini. Je commence à me dire qu’il s’est peut-être passé quelque chose dehors et que, abandonnée dans ce sous-sol, je vais être une oubliée de l’histoire. Puis la porte s’ouvre sur un visage familier, je respire. Petit à petit notre groupe se recompose. Ils nous rendent nos passeports et nous sortons de cet univers carcéral oppressant.

Nous arrivons dans une ville en ruine. Le choc est brutal. Les façades sont noircies par le charbon. Des pans entiers de façades semblent sur le point de s’écrouler, l’éclairage publique pend lamentablement. Seules quelques rares ampoules éclairent et les lumières sont faiblardes. Ici rien n’a été restauré depuis des lustres. Le vent glacial s’engouffre dans d’immenses artères vides. Le froid semble encore plus cru que la misère est palpable. Des individus à triste mine s’affairent, emmitouflés dans des habits ternes et râpés. Ici pas de panneaux publicitaires, ni de Mercedes rutilante, pas de vitrines multicolores ni de décorations de Noël. Un monde en noir et blanc. Nous entrons dans une supérette pour acheter de quoi nous restaurer et nous découvrons encore un monde marron et terne : pas de publicités ni de promotions sur leurs cartons fluos, pas d’éclairage chaud pour compenser l’effet hall de gare, peu de produits, encore moins de fruits multicolores, les quelques rares légumes font grise mine et les pains sont des briques noires et compactes. Tout est tellement sombre et gris que même la Vodka que nous achetons peine à jouer son rôle d’antigel.

Je ne savais pas qu’il était possible de vivre dans ce camaïeux si triste. Je ne savais même pas que nous vivions dans un monde ultra coloré où notre rétine est constamment sollicitée.

Il y a des pays où la nuit il fait jour et d’autres où le jour il fait nuit.

raphaellejouffroy@icloud.com

*Agents de la Volkspolizei, police de la RDA entre 1945 et 1990.


Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s